Le 12 janvier, l’orchestre Philharmonique de Vienne s’est produit au Grimaldi Forum à Monaco, sous la baguette de Gustavo Dudamel, point de départ de leur tournée européenne.
L’orchestre philharmonique de Vienne est-il l’un des meilleurs orchestres jouant sur instruments d’époque du monde ? Cette désignation pourrait surprendre, car ces musiciens ne se spécialisent ni dans la musique ancienne, ni ne jouent d’instruments anciens assortis au répertoire. Pourtant, plus que n’importe quel autre orchestre, ils sont les héritiers d’une sonorité et d’un style de jeu transmis par leurs prédécesseurs dans l’orchestre depuis plus d’un siècle et demi.
Leur mission est de sauvegarder ce précieux patrimoine immatériel ; une mission qui requiert une culture de la tradition à tous les niveaux. Tout d’abord, ils n’ont pas de directeur musical permanent, ce qui leur permet de restreindre l’influence du chef d’orchestre, qui poserait le risque à la longue de modifier le son et le style de l’orchestre. En outre, la plupart des musiciens ne sont pas propriétaires de leurs instruments, mais jouent des violons, altos, violoncelles et contrebasses qui leur ont été prêtés par l’orchestre, instruments sur lesquels plusieurs générations ont joué avant eux. Les hautboïstes, clarinettistes, cornistes et trompettistes utilisent par ailleurs des instruments très particuliers qu’on ne trouve qu’à Vienne. Finalement, les musiciens sont encore souvent des lauréats du Conservatoire de Vienne, ayant étudié avec d’autres membres de l’orchestre. Il y a même plusieurs Philharmoniker père et fils ; entre autres, l’actuel clarinettiste solo Daniel Ottensamer, qui est le fils du regretté clarinettiste solo Ernst Ottensamer. Encore plus frappante est la ressemblance entre la sonorité de Daniel Ottensamer et celle de son prédécesseur Peter Schmidl, dont le père Viktor et même le grand-père Alois furent eux-aussi des clarinettistes dans l’orchestre—ce dernier, sous la direction de Gustav Mahler !
Le programme de ce 12 janvier présente deux œuvres iconiques : l’une viennoise, l’autre française.
Dans l’Adagio de la 10ème symphonie, inachevée, de Mahler, la riche texture caractéristique de l’orchestre est évidente dès le premier thème joué par les altos en unisson. Dudamel accentue l’expressivité des violonistes par l’emploi du portamento—le glissement subtil entre deux notes, connu en Europe centrale comme Schmalz (la graisse de volaille). Le portamento est une technique difficile à coordonner entre musiciens, mais les Viennois l’ont exécuté avec une telle maîtrise que le son semblait provenir d’un seul instrument. Le motif principal du basson, un peu avant la fin de l’Adagio, est joué avec une mélancolie émouvante par la nouvelle bassoniste solo, Sophie Dartigalongue, Française, mais ayant parfaitement assimilé la sonorité viennoise.
Tandis que l’œuvre de Mahler fait partie du répertoire prévisible du Philharmonique de Vienne, la programmation de la Symphonie fantastique de Berlioz surprend. Longtemps, les grands orchestres allemands ont évité de programmer des œuvres françaises, car leur palette de couleurs sonores semblait inappropriée pour produire des textures françaises plus transparentes et brillantes. Les orchestres étrangers qui ont réussi dans ce répertoire sont souvent ceux qui partagent l’esthétique des orchestres français (on pense, par exemple, au célèbre enregistrement de 1962 de l’orchestre symphonique de Boston, sous le bâton de Charles Munch).
Or, la réussite de ce concert nous force à reconsidérer les idées reçues concernant l’association d’un répertoire avec un style national particulier. Après tout, la diffusion de la musique hors des frontières nationales est elle aussi un phénomène historique. Berlioz lui-même fut marqué par les premières représentations des symphonies de Beethoven par l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire de Paris sous la direction de François Habeneck (1781-1849) ; nullement choqué que de la musique allemande fut jouée par des musiciens français sur des instruments français et dans le style français.
Jouée par le Philarmonique, la Symphonie fantastique acquiert un charme viennois nullement déplacé. Aucun autre orchestre ne surpasse le Philharmonique pour différencier les nuances subtiles entre piano, pianissimo et pianississimo ; nuances mises en évidence au début du premier mouvement « Rêveries – Passions ». Dans le thème principal, que Berlioz désigne comme son « idée fixe » et qui revient—transformée– dans chaque mouvement, les violons et la flûte jouent en unisson ; de nouveau, nous sommes émerveillés que le son soit émis comme par un seul instrument. Les parties solos pour hautbois (Martin Gabriel) sont caractérisées par un cantabile viennois inimitable. Dans la coda du premier mouvement, marquée religiosamente, les instruments à cordes sonnent comme un orgue. La salle du Musikverein de Vienne (où se produit le Philarmonique quand chez lui) est légendaire pour son exceptionnelle résonance, à la différence de l’acoustique beaucoup plus sèche de la vaste Salle des Princes du Grimaldi Forum, où seules des places proches de la scène permettaient une vraie appréciation de la palette sonore de l’orchestre viennois.
Dans le deuxième mouvement « Un bal » les musiciens viennois sont particulièrement dans leur élément. Personne ne joue la valse comme eux, à la fois grâce à leur phrasé de la mélodie et au rythme délicat de leur accompagnement. Au début du troisième mouvement « Scène aux champs », il y a un dialogue entre le cor anglais (Wolfgang Plank) et le hautbois joué dans les coulisses (Clemens Horak). Le son plat et large des bois viennois (en particulier les hautbois et cors anglais) joués sans vibrato, est très différent du son par un orchestre français avec ses bois plus nasillards et pénétrants. Lorsque la mélodie de « l’idée fixe » apparaît dans ce mouvement, jouée par les violoncelles et le basson, elle émane du « ventre » de l’orchestre, car les violoncelles sont placés dans cet orchestre à côté des premiers violons (avec les contrebasses derrière), ce qui produit une sonorité plus profonde.

Dans le quatrième et cinquième mouvements (« Marche au supplice » et « Songe d’une nuit de sabbat) » Dudamel dirige avec passion et énergie, mais préserve l’élégance et la beauté du son de l’orchestre même dans les grotesqueries voulues par Berlioz. Certains orchestres auraient choisi de produire les exclamations bizarres des bassons dans la marche ou les trilles folles de la petite clarinette dans le finale avec plus de brutalité et de vulgarité.
Dudamel est pour le moment un des chefs préférés des musiciens viennois. En 2017, il fut le plus jeune chef à diriger leur célèbre concert du nouvel an et il se produira avec eux tout au long de 2018 pour une tournée mondiale. Son exubérance contrebalance les subtilités des traditions viennoises, comme c’était le cas pour Leonard Bernstein dans les années 1970 et 1980. Comme bis au concert Dudamel a offert au public appréciatif le deuxième mouvement « Valse » du Divertimento pour orchestre (1980) de Bernstein. Cette musique, en apparence si simple, est un défi pour l’orchestre à cause de sa structure rythmique asymétrique (nous rappelant la valse de la 6ème symphonie de Tchaïkovski). La fin de ce concert inoubliable est arrivée trop vite à notre goût.