A une époque où les festivals de musique classique cherchent plutôt les grandes têtes d’affiche et les répertoires tendances, la programmation de Marc Monnet, Directeur du Festival du Printemps des Arts de Monte-Carlo, qui a choisi la musique de la Renaissance comme l’un des thèmes de l’édition de 2017, est louable. Au début du festival, nous avons eu le plaisir d’entendre une nouvelle interprétation du Printemps, chef d’œuvre de Claude Le Jeune, avec l’Ensemble Doulce Mémoire. Le week-end de clôture fut marqué, ce vendredi 7 avril, par l’un des groupes pionniers de la polyphonie de la Renaissance, le Belge Paul Van Nevel et son Ensemble Huelgas (fondé en 1971), dans un programme autour des maîtres de la polyphonie franco-flamande du XVIe siècle.
Comme pour d’autres concerts du festival, Marc Monnet a invité une conférencière spécialisée pour donner le contexte nécessaire à cette musique, en l’occurrence la dynamique médiéviste Isabelle Ragnard. Ce concert, donné dans l’Eglise St-Charles de Monaco dont la nef était illuminée de couleurs enchanteresses, a commencé par la Missa Ut ré mi fa sol la de Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594), extraite de son Missarum liber tertius. Composée à Rome en 1570, cette messe est nommée pour une séquence de six notes ascendantes servant de fil conducteur à travers toute l’œuvre. Les douze chanteurs de l’Ensemble Huelgas, chantant a capella pendant tout le concert, sont disposés en demi-cercle autour du chef Van Nevel. Comparé aux ensembles vocaux britanniques de musique ancienne, comme les Tallis Scholars ou The Sixteen, l’Ensemble Huelgas évite les textures lisses, mettant l’accent au contraire sur l’articulation claire des consonnes. Une autre caractéristique du style Huelgas est de souligner les contrastes entre les phrases longues et soutenues (par exemple, dans le Kyrie) et les moments plus énergiques, presque dansants (comme dans « Osanna in excelsis » du Sanctus). La messe se termine sur « Dona nobis pacem », dont les lentes phrases descendantes flottent dans l’air comme une plume légère, un ange qui se pose. C’est d’une beauté à couper le souffle.

La deuxième partie du concert est dédiée à une autre grande œuvre sacrée, les Lamentationes Hieremiae Feria sexta in Parasceve de Roland de Lassus (1532-1594). Van Nevel réussit à sculpter cette œuvre d’une grande complexité contrapuntique sans pulsation évidente. De nouveau, la musique semble planer dans l’espace, même si elle est composée de phrases musicales qui se croisent et se rejoignent presque géométriquement.
Entre ces deux grandes œuvres sacrées, Van Nevel a inséré quelques chansons françaises profanes : deux chansons de Nicolas Gombert (c. 1495-c. 1556) et deux de Claude Le Jeune (c. 1530-1600). La première chanson de Gombert, Tous les regretz, est un des points forts du concert tant l’interprétation de cette œuvre d’un chromatisme étrange est raffinée et sensuelle. Les frontières entre la musique de cour et la musique d’église étant floues à cette époque, les compositeurs n’hésitent pas à utiliser des chansons profanes comme thème central pour leurs messes. Ainsi Roland de Lassus se servira de cette chanson de Gombert pour sa messe Tous les regretz, LV 626 (1573).
L’inclusion dans le programme de la chanson de Claude Le Jeune Cigne je suis de candeur a permis au public de comparer l’interprétation de Van Nevel avec celle de Denis Raisin Dadre, dont le concert du 18 mars était tout entier consacré au cycle le Printemps, duquel cette chanson est tirée. Tandis que Dadre s’inspire des rythmes de danses de la Renaissance et accompagne les voix d’instruments ponctuant ce rythme, Van Nevel préfère laisser la partition parler pour elle-même. Dans son interprétation les phrases lentes et polies ont des accents métriques presque inaudibles. Van Nevel et Dadre sont tous deux d’éminents spécialistes de la musique de la Renaissance, qui depuis maintes années étudient les sources historiques pour donner des interprétations aussi authentiques que possibles. Qu’ils arrivent à des conclusions aussi radicalement opposées concernant l’interprétation de cette « musique mesurée à l’antique », (dans laquelle les syllabes longues et courtes sont assignées aux notes blanches et noires créant une asymétrie rythmique), démontre l’énorme distance historique qui nous séparent de cette musique, empêchant une interprétation unique et définitive. Nous, le public, ne faisons qu’y gagner.
A la fin du concert, le public monégasque très ému a réclamé un bis aux musiciens. Paul Van Nevel a fait d’abord un geste de remerciement envers les membres de son Ensemble, et ensuite le même geste vers la partition sur son pupitre, reconnaissant en toute humilité combien il doit à la musique sublime qui a fait l’objet de sa longue carrière.
Vendredi 7 avril. Église Saint-Charles de Monaco.
Huelgas ensemble
Paul Van Nevel, direction
Giovanni Pierluigi da Palestrina
Missa Ut re mi fa sol la à 6 (extrait de Missarum, Liber 3)
Kyrie – Gloria – Credo – Sanctus – Agnus Dei (extraits de Missa Papae Marcelli)
Nicolas Gombert
Tous les regretz à 6
Je prens congié à 8
Roland de Lassus
Lamentationes Hieremiae Feria sexta in Parasceve à 5
I. Lamentatio Prima
II. Lamentatio Secunda
III. Lamentatio Tertia