Louis Vierne : un idéal artistique élevé - Illustration
Louis Vierne : un idéal artistique élevé - Illustration © Cinzia Rota

Louis Vierne : un idéal artistique élevé

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Les 150 ans de la naissance de Louis Vierne. (2/3). Louis Vierne, le célèbre organiste de Notre-Dame de Paris, est né en 1870. Franck Besingrand, auteur d’une biographie parue chez Bleu nuit éditeur, détaille l’évolution du langage du compositeur à travers ses maîtres et ses inspirations. Il s’attarde ensuite sur l’organiste de Notre-Dame, son aura, mais aussi sa fin de vie tragique au cours d’un concert, sans oublier sa succession tumultueuse.

 

 

Son idéal artistique fut élevé, sans concession, il ne dévia jamais de sa trajectoire artistique par fidélité à ses maîtres et à ses modèles : « Nous devons continuer à avancer dans la voie qui nous a été tracée. » Ce qui lui valut de connaître, surtout après 1920, un certain isolément dans la sphère artistique : on se méfiait des créateurs proclamant haut et fort la tradition, les modèles du passé et résistant à ceux qui cherchaient, sinon à faire table rase, du moins à s’affranchir des formes musicales bien établies, d’un style trop conformiste ! Mais justement, Vierne ne fut pas complètement insensible au modernisme musical du début du XXème siècle, y trouvant même matière et enseignement pour sa propre élaboration créatrice. L’évolution de son langage dans ses dernières œuvres témoigne de plus de liberté formelle, d’audaces harmoniques pouvant aller jusqu’aux frontières de l’atonalité (Ballade du désespéré, Solitude…).

Je n’hésite pas à affirmer ma préférence pour celui qui fait œuvre émotive en commentant sa vie intérieure.

S’il s’insurge contre le modernisme tout azimut, en se méfiant des effets de modes jugées éphémères, c’est qu’il choisit de « coordonner au lieu d’éparpiller », regardant avec une certaine inquiétude le déferlement trépidant et cette frivolité des « années folles » aux antipodes de ses aspirations. Il s’en expliquera : « Je n’hésite pas à affirmer ma préférence pour celui qui fait œuvre émotive en commentant sa vie intérieure. »
Justement, son œuvre entièrement vouée à l’émotion et aux antipodes du modernisme pour ses détracteurs, lui ferma, hâtivement, la porte de ceux qui ont voulu donner à l’art musical de nouvelles directions.

De son premier maître César Franck (véritable  « père spirituel »), il perpétue l’attachement d’une belle conduite des lignes mélodiques, dans une admirable plasticité, avec cette prédilection si particulière pour un langage harmonique dense et intensément chromatique. Puis de son deuxième maître Charles-Marie Widor, il hérite le sens de la forme, d’une architecture au style décoratif avec des idées musicales bien agencées.

La classe d’orgue de Widor, en 1895, avec Vierne
La classe d’orgue de Widor, en 1895, avec Vierne

Nous devons souligner également que la dramaturgie wagnérienne reste une source d’inspiration pour Vierne, comme pour tous les disciples de Franck. N’oublions pas, surtout, Gabriel Fauré, dont Vierne saura retenir les subtilités du langage musical, les miroitements propres à une  harmonie unique et souvent troublante.
L’art debussyste peut aussi transparaître par « petites touches » (Sonate et Soirs étrangers, œuvres pour violoncelle et piano). Nous savons que Vierne avait pour Debussy une estime certaine, comme il se plaît à le souligner : « Sa part personnelle et la magie de son style ne fait de doute pour aucun. C’est l’homme des impressions, mais des impressions idéalisées. » Ainsi, quelques atmosphères chez Vierne peuvent se révéler véritablement impressionnistes : Premier Nocturne pour piano, Steppe canadien ou Grenade (Soirs étrangers).

Pour comprendre le style de Vierne, il faut se pénétrer de son idéal artistique, alliage de rigueur et de liberté : « Se défier d’une certaine facilité… Pas d’anarchie, de la liberté… mais la liberté consiste précisément à parcourir le chemin qu’on s’est fixé, malgré les distractions et le reste ; il faut donc coordonner au lieu d’éparpiller : une forme impitoyablement rigide aide au lieu de gêner. » (Confidence faite à Henri Doyen)

Notre-Dame de Paris dans les années 1900
Notre-Dame de Paris dans les années 1900

Louis Vierne, le légendaire organiste de Notre-Dame de Paris

Vierne fut durant trente-sept ans étroitement lié à l’orgue de Notre-Dame de Paris : « J’y ai connu le plus complet sentiment de domination, de possession totale. » Il prit vite conscience du prestige de son rôle : « A la haute mission qui m’a été confiée, je crois avoir mis, faute de mieux, toute la fidélité et la sincérité de mon cœur d’artiste et de croyant. »
On sait que la tribune du grand-orgue était exaltante pour les visiteurs – et non des moindres ! – tels Renoir, Rodin, Huysmans, Barrès, Barthou, Clémenceau, Joffre et tant d’autres !…
Les témoignages ne manquent pas pour saluer la maîtrise absolue de l’interprète et de l’improvisateur inspiré, face à l’orgue géant de 98 jeux : « Comme le capitaine du navire sur la passerelle, il respire le grand large. La sensation est absolument grisante (…) Vierne s’était totalement identifié à ce cadre grandiose, il s’y était si totalement incorporé, qu’il était devenu l’âme de la cathédrale. » (Maurice Duruflé)

L'orgue de Notre-Dame à l'époque de Vierne
L’orgue de Notre-Dame à l’époque de Vierne

Sa carrière d’organiste fut considérable, en partie propulsée par l’aura dont il jouissait en tant qu’organiste de la cathédrale de Paris. Pour preuve cette étourdissante tournée américaine en 1927, où il fut acclamé et admiré !

Mais, peu à peu, dans les dernières années de sa vie, des ombres se glissèrent, même sous les voûtes de Notre-Dame : désaffection du clergé, trahison d’amis ou de proches, malversations trop longues à raconter et qu’il put lui-même alimenter.

2 juin 1937 : Vierne donne son dernier concert à Notre-Dame, très affaibli, quasiment à bout de forces, confiant à son amie Madeleine Richepin qu’il pressentait sa mort ce soir-là. Tous ses élèves et amis sont venu l’honorer et selon le témoignage de Norbert Dufourcq : « Quel ne fut pas notre douloureux étonnement en apercevant un visage émacié, les traits tendus et d’une pâleur inaccoutumée. »
Au cours du concert, venant juste d’interpréter son Triptyque et s’apprêtant à improviser, « le maître s’affaissa. Son pied enfonçait une note de pédale qui sonna comme un appel de détresse. On crut d’abord à une syncope… » (Jean Fellot)
Puis les événements se précipitèrent : Vierne fut transporté à l’Hôtel-Dieu, juste à côté de Notre-Dame. Ecoutons deux témoignages : « Tous les organistes vinrent se renseigner à la porte de l’Hôtel-Dieu puis se retirèrent doucement, les yeux pleins de larmes… » (Jean Fellot) et « Personne n’oubliera, ce soir tragique, l’égarement qui s’empara alors de  l’assistance… » (Maurice Duruflé)

Louis Vierne à l'orgue de Notre-Dame en 1924 
Louis Vierne à l’orgue de Notre-Dame en 1924

Intrigues post-mortem

A l’image de sa vie, la succession de Vierne à Notre-Dame ne fut pas chose simple !
Elle suscita autant un climat passionnel entre organistes qu’une incroyable polémique touchant tant les milieux religieux que politiques, le tout avec d’intenses tractations.
La pétition à grande échelle lancée par l’association des Amis de l’Orgue, eut pour but de demander l’organisation d’un concours pour la succession de Vierne, en précisant que  « remis en honneur par un maître tel que Louis Vierne, l’orgue de Notre Dame doit avoir un titulaire digne de son prestigieux passé… »

Lettre manuscrite de Louis Vierne
Lettre manuscrite de Louis Vierne

Soulignons que Vierne avait explicitement demandé aux autorités religieuses de la cathédrale l’organisation d’un concours pour sa succession. Mais le clergé demeura inflexible et n’organisa pas de concours : Léonce de Saint-Martin, déjà en poste comme suppléant, succéda à Vierne.
Joseph Bonnet, éminent disciple de Vierne en fut offusqué, parmi tant d’autres : «  Ainsi l’intrigue triomphe dans les milieux religieux, plus encore que dans ceux contaminés de la politique. »

 

Retrouvez nos épisodes :

Louis Vierne, du mythe à la réalité (1/3)

Louis Vierne : une oeuvre à découvrir (3/3)

 

Franck Besingrand est l'auteur d'une biographie de Louis Vierne parue chez Bleu nuit et d'un album chez Hortus
Franck Besingrand est l’auteur d’une biographie de Louis Vierne parue chez Bleu nuit et d’un album chez Hortus

Franck Besingrand est organiste, compositeur et musicologue. Il a publié plusieurs biographies de compositeurs français et collabore à des revues musicales tant françaises qu’internationales. Pour Classicagenda, il a réalisé les portraits musicaux de Vierne, Duparc, Tournemire, Franck, et un hommage à Jean Gallois.

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