La mort de Sénèque. J.L. David (1773). Musée du Petit Palais, Paris
La mort de Sénèque. J.L. David (1773). Musée du Petit Palais, Paris

Poppée, Monteverdi et le Matheus : les prospérités du vice

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Il y a 373 ans exactement s’éteignait Monteverdi, quelques mois après la création du premier opéra moderne, Le Couronnement de Poppée. L’Ensemble Matheus dirigé par Jean-Christophe Spinosi était au Quartz de Brest pour nous le faire redécouvrir.

 

« Le metteur en scène, c’est la musique« , nous avait dit Jean-Christophe Spinosi avant de s’asseoir sur le fauteuil du chef. Fauteuil ? Oui, le chef est assis mais on devine déjà (et on le connaît) que c’est un chef assis qui en vaut deux. Les dix musiciens de l’Ensemble Matheus prennent place sur la scène dont le seul mobilier est l’ingénieux désordre des instruments qui forme des alcôves, des couloirs et des portes dérobées, que les personnages emprunteront pour servir leurs passions, leurs déraisons, leurs trahisons.
Musique ! Fortune, Vertu et Amour entrent, voltigent et se chamaillent. Costumes de scène ou de ville, on ne sait mais qu’importe, on n’y retrouvera ni toge antique, ni costume baroque, ni jean troué. Dress-code : tenue de soirée mais venez comme vous êtes ! Les voix sont fermes dès les premiers instants — cette représentation est la dernière d’une tournée régionale qui a duré tout l’automne, elles ne se laissent pas surprendre.

 

Amour – sous la voix pleine et triomphante de Suzanne Jérosme – a un long manteau rouge, velouté comme son timbre, qui nous annonce la couleur : c’est elle le personnage principal du poème de Busenello mais son triomphe sera au prix du sang, celui du suicide stoïque de Sénèque, celui du meurtre inabouti de l’ambitieuse Poppée, celui de l’exil d’Octavie, d’Othon et de Drusilla, celui de la gloire de Néron, tyran cynique et criminel, le sang enfin qui goutte déjà sur la couronne de l’impératrice, qui mourra enceinte sous les coups de son époux. Loin de sublimer les épreuves traversées par les amants, loin de permettre la rédemption du péché des sens, Amour est le prétexte à toutes les compromissions, à tous les chantages, les appels au meurtre, les abus de pouvoir. Profondément immorale, l’œuvre laisse triompher les personnages les moins sympathiques, Néron et Poppée, sans pour autant gagner le spectateur à la cause des autres et réussit le tour de force de le rendre parfaitement hermétique aux sentiments des deux amoureux. Huic mulieri cuncta alia fuere, praeter honestum animum : rien ne manquait à cette femme, si ce n’est un cœur honnête (Tacite, Annales, Livre XIII, XLV).

Exercice délicat pour les deux chanteurs, le contre-ténor David DQ Lee qui avait fait un magnifique Messiah avec le Matheus l’an dernier et Emily Rose Bry, soprano au vibrato subtil plutôt habituée à incarner des personnages aimables. Tous deux réussissent à équilibrer une belle qualité de voix et ce qu’il faut de distance dramatique pour que le Pur ti miro ne résonne pas comme un La ci darem : rien à faire, ces deux-là peuvent s’aimer d’amour tendre et jouir de se voir, ils ne nous seront jamais sympathiques, fût-ce dans cet air sublime du commencement de l’art lyrique. Seul Sénèque s’en sort bien — si l’on ose dire quand son titre de gloire est de se suicider, il est vrai dans une des plus belles pages écrites par Monteverdi, quand ses amis supplient le stoïcien de ne pas mourir en lui vantant les plaisirs de la vie : « Non morir, Seneca, no. Io per me morir non vo’. Non morir, Seneca, no! » . Mathieu Toulouse, qui l’incarne, y fait merveille, nous invitant à le supplier avec ses trois « famigliari ».
Tandis que les chanteurs volent d’un personnage à l’autre, changent de costume, de victime, de méfait, les musiciens restent impassibles — stoïques ? — devant cette débauche de laideur d’âme et nous rassurent. Spinosi les mène avec un tempo rapide, comme à l’accoutumée mais pas à bride abattue : le parti pris de mettre en scène alors la musique donne une consistance et un prétexte à cette folie qui est moins une histoire d’amour que le récit du triomphe de l’orgueil, celui du tyran qui plie le monde à son désir et celui de l’intrigante qui a tout orchestré pour s’approcher du soleil.

Les échanges entre la basse/continuo (clavecin, contrebasse, violoncelle, viole, percussions) et les instruments du chant principal (violons, alto, guitare, harpe) témoignent qu’un dialogue est possible dans la vérité, sans calcul, dans le respect les uns des autres, c’est-à-dire loin du charivari qui se joue à leurs côtés. Le chef est assis, disait-on plus haut : aussi assis au niveau des hommes que Néron est debout perché sur sa tyrannie.
Poppée est couronnée. Elle en paiera le prix. La musique se tait, laisse le spectateur dans le dilemme de ce happy end immoral, troublé de tant de beauté poétique et musicale et de tant de noirceur des cœurs. Saluts et applaudissements nous laissent à notre joie de choisir de les aimer. Spinosi s’avance d’un pas : il y a 373 ans exactement, le 29 novembre, s’éteignait Claudio Monteverdi, quelques mois après la création de ce qu’on considèrera comme le premier opéra moderne, le Couronnement de Poppée. Non morir, Claudio, no, io per me morir non vo’, non morir, Claudio, no !

 


Le Couronnement de Poppée, Claudio Monteverdi
29 novembre 2016, Le Quartz, scène nationale, Brest
Ensemble Matheus, dir. J.C Spinosi
Avec Emily Rose Bry (Poppée), David DQ Lee (Néron), Benedetta Mazzucato (Ottavia, Damigella, Fortuna), Grégoire Fedorenko (Ottone, Famigliaro I), Suzanne Jérosme (Amour, Valletto), Anna Sohn (Drusilla, Virtù, Pallade), Francisco Fernandez-Rueda (Nutrice, Liberto, Soldat I, Famgliero II, Lucano), Clément Debieuvre (Amalta, Soldat II, Tribun), Matthieu Toulouse (Seneca, Consul), François Héraud (Mercurio, Tribun, Famigliaro III, Littore)

Médecin à Morlaix, je suis violoncelliste amateure et passionnée de musique, avec une prédilection pour la musique de chambre et l'opéra. La scène bretonne et sa riche programmation me donnent l'occasion d'écouter des concerts de très grande qualité dans des sites d'exception. La musique et les lieux invitent au partage et inspirent l'écriture.

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